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Ici on cause Pop Culture

Des nouvelles de Jajouka (Eté 76)

 

La Land Rover souffre et grimpe en haletant un chemin poussiéreux la bas, sur les sommets, quelques maisons couleur ocre se détachent sur la terre grise. Le village vers lequel nous nous dirigeons s'appelle Jajouka, et son plus illustre habitant n'est autre que Brian Jones. Il fut il y a déjà longtemps maintenant le dandy magnifique, créateur des Rolling Stones. Il s'est un soir de grand vertige éclipsé sur la pointe des pieds pour retourner définitivement dans ce village Marocain auquel on accède avec difficulté et dont les musiciens sont, raconte la légende, les messagers des dieux. Le secret avait été bien gardé: Brian a trouvé la paix éternelle sur le chemin de la plénitude et de l'ennui doré. Alors, il ne fallait pas que les indiscrétions viennent jeter le trouble dans les eaux calmes d'un bonheur serein.

Pour ce voyage au pays des souvenirs, le guide s'appellent Brian Gysin, un poète beatnik ami de Burrough, grand maitre du "cut-up". C'est lui qui initia Brian à cette magie secrète des musiciens de Jajouka. des rites, une discipline spirituelle pour résoudre l'angoisse existentielle de ce héros au visage fatigué, beau mais torturé, comblé de succès mais meurtri.  Sa parano grandissait sans cesse comme une mauvaise herbe, rongeant peu à peu l'enthousiasme et conduisant à la folie. Il fallait en finir, franchir ce dernier pas pour briser les chaines d'une gloire pesante. Le 3 Juillet 69, Brian Jones avait pris sa résolution: ce soir il disparaitrait pour ne jamais revenir. Dans sa propriété de Hartfield, l'eau bleue de la piscine renvoyait les reflets mauves du ciel, Brian savait que ce bain allait être l'ultime étape; la descente vertigineuse vers les profondeurs pour enfin réapparaitre au grand soleil du Sud marocain, au son des flutes de Jajouka.

A l'ombre du minaret, une mince silhouette est recroquevillée. La grande robe de velours doré se détache sur le rouge de la pierre. Les cheveux sont d'un jaune flamboyant. Brian médite. Son visage s'illumine et sa main aux doigt couvert de bagues se tend. Le geste a gardé cette grâce féminine du temps ou la rumeur en avait fait un prince décadent, l'Oscar Wilde de la génération Pop. Et comme si ce repos éternel avait gommé à jamais la fatigue, les cernes douloureux qui rendaient son regard pesant ont eux aussi disparus. La voix est belle, musicale, une invitation à partager le simple thé à la menthe et la pipe de kif.

 

 

Alors Brian? Savez vous que là-bas, au-delà des montagnes, dans les lumières grises des grandes villes européennes, des millions de kids rêvent de voir les Stones sur scène, d'approcher Mick ou Keith? Peut être ne se souviennent-ils même plus de vous. Vous êtes le grand absent de ces retrouvailles de l'Europe avec le plus grand groupe du monde. Aucun regret? Aucune nostalgie de ces foules en délire, haletantes, de ces filles qui hurlent de joie, tremblantes de désir? Sans doute vous souvenez-vous de Ron Wood, ce jeune guitariste noiraud, très "Carnaby Street"? C'est lui qui vient d'être intronisé comme grand maitre d'œuvre à la guitare après que Mick Taylor se soit retiré, las de toujours rejouer les mêmes notes dans l'ombre de Mick et de Keith, le duo redoutable, le noyau inaltérable des pierres qui roulent encore.

Son visage s'éclaire d'un mince sourire pour témoigner de son indulgence envers les mortels humains prisonniers des mythes et des frénétiques passions. Sa voix est douce.

"Ici, dans ce paradis pour musiciens disparus, les nouvelles ne parviennent guère et personne n'en a cure. Le jour s'écoule, parcouru seulement par le bruissement du vent auquel répond le chant des flutes. Les petites intrigues du grand cirque rock and rollien semblent, au bout de cette nuit sans fin, dérisoires. J'ai fait avec les Rolling Stones ce que je devais faire. Nous avons parcouru ensemble les territoires sauvages, nous avons célébré le blues, plongé dans l'onirisme, nous nous sommes joué de la cruauté et de la mort. Nous avons dansé des rituels sabbatiques, crié que nos corps étaient fou et nos âmes noires. "Satisfaction" fut notre hymne, nous les mauvais garçons de l'Angleterre, desperados fiers, cyniques. Moi, j'étai entre un Mick Jagger ivre de gloire, comme en témoignait sa bouche gourmande, et un Keith satanique mais fou de blues et de rock and roll, j'étais donc la créature frêle, expérimentateur généreux et innocent, brulant ma vie et mon corps, me vendant au diable s'en y prendre garde, porté naturellement vers les travestissements et ce visage de vieux comédien qui était le mien à la fin de cette aventure démentielle. Nous avons eu les plus belles filles, couru le monde pour le conquérir, rêvé de faire exploser les jeunes Russes à Moscou. Nous avons connu les drogues les plus sophistiquées, les palaces les plus luxueux et les petits matins les plus sordides. Nous avons tourné avec Jean Luc Godard, répétant inlassablement les mêmes gestes, les mêmes notes parce que Mick nous avait dit que c'était lui le plus important metteur en scène de sa génération. Vous savez Mick a toujours été un peu snob et a désiré que les Stones restent aussi comme un phénomène culturel. Au fond de moi, la flamme qui m'habitait se consumait peu à peu. Je le sentais, alors je me suis mis à décrocher de plus en plus.

Je faisais tout seul ce que nous ne faisions jamais en groupe, c'est à dire improviser, faire se rencontrer les musiques, retourner de plus en plus vers les sources. J'étais fatigué des artifices et je voulais retrouver la pureté des saltimbanques. Les plus beaux moments  furent sans doute quand je me perdais dans la foule heureuse de Monterey, alors que sur la scène Jimi Hendrix parlait aux étoiles. Nous étions encore à l'aurore d'un grand rêve de fraternité, l'illusion de former un nouveau monde en marche, mais le show-business, cette bête monstrueuse et avide, nous rappela rapidement aux réalités. Pourtant, comment nier que j'ai gouter à cette gloire, à cette facilité, à cette fascinante course aux jouissances les plus folles. Nos photos dans les magasines et cette peur que nous produisions: les bêtes sauvages étaient dans la ville et les braves gens avaient peur et nous étions fiers, cyniquement fiers de produire ces angoisses irraisonnées. Tout cela est bien loin, enfoui dans doute dans la légende d'un groupe qui secoua une génération de kids en chaleur.

 

 

Mais il y a eu Jajouka. J'avais rencontré Brian Gysin à Londres en 65, par l'intermédiaire de Robert fraser qui avait une galerie d'avant garde. C'est lui qui nous a tous amené chez Gysin au Maroc. Ensemble, nous avons voyagé dans le Sud marocain; Mick jagger était venu, accompagné de Marianne Faithfull, et keith d'Anita Pallenberg...Mais c'est à Jajouka en écoutant ces musiciens, que j'ai eu la révélation d'un ailleurs possible. Certes ce n'était pas encore la décision finale, juste les débuts d'une prise de conscience, le musicien errant se réveillait en moi. Je savais alors que je reviendrai à Jajouka. J'ai essayé de convaincre les autres que nous pouvions incorporer des éléments de cette musique sublime dans le background des Stones, mais Mick s'y refusa alors...Doucement je me suis replié sur moi même, jusqu'à n'être qu'un fardeau pour les Stones. On me le fit comprendre, je disparus. J'avais entre-temps fait publier des bandes enregistrées à Jajouka en 68. Je n'avais pu assister à la fête annuelle, alors Gysin et un de ses amis, un peintre marocain, Amri, ont organisé une soirée. Avec un ingénieur du son venu de Londres, nous avons essayé de restituer la richesse et la beauté de cette musique. J'ai demandé à Brian Gysin d'écrire les notes de pochette. Mais il y eut des histoires sordides autour des droits qui salirent queleque peu le projet initial. Depuis, je sui là en invité permanent et éternel. D'autres musiciens sont venus pour essayer de saisir la magie de ces sons, notamment Robert Fraser qui était accompagné d'Ornette Coleman. Ici, je suis bien loin de la fureur des villes. Le silence et la paix."

Allons, Brian te souviens tu des premiers jours du British Blues et ses pionniers comme Alexis korner? Belle époque n'est ce pas, que celle ou tout était encore possible, ou les jeunes gens naifs mais possédant la foi voulaient jouer la musique des noirs? Fais un effort, Brian, souviens toi et raconte pour que la nuit ne s'étende pas sur le grand absent que tu es maintenant.

"Très vite j'ai été un marginal, comme si ma vie se devait d'être en porte-à-faux avec les normes bourgeoises. Même pas de la révolte, mais un besoin d'ailleurs présent au fond de moi dès l'enfance passé à Cheltenham. Le confort qu'offrait un père ingénieur et une mère professeur de musique me fit rapidement peur. Les études à la Deen Close Public School puis à la Cheltenham Grammar School ne firent que confirmer cette aversion secrète que j'avais pour tout le monde organisé, fonctionnel et normal. Je voulais vivre ma vie comme dans les romans d'aventure, mais une aventure qui aurait eu les vertiges d'un inconnu toujours renouvelé. Et la musique, son monde ouvert sur l'immensité des rêves me fascinait. Je voulais être musicien, et mes parents ne contrarièrent pas cette vocation intime. Il y eut les groupes locaux avec lesquels je jouas du saxophone. Mais très vite, l'envie de fuir, de me retrouver dans l'anonymat des grandes villes vint frapper à la porte d'un égo en pleine crise. Je partis "on the road", jouant de l'harmonica aux terrasses des cafés aux quatre coins de l'Europe. J'étais un bohémien et j'aimais cette idée d' errance à la découverte de l'inattendu.

 

 

Rentré en Angleterre, j'ai fait quelques sales boulots pour survivre avant de rencontrer, par l'intermédiaire d'Alexis Korner, d'autres fou de blues, Mick et Keith, avec lesquels je partageai un petit appartement de Chelsea. Mes héros étaient et sont d'ailleurs restés Muddy Waters et Jimmy Reed. Le Rythmn n' Blues, son mélange de vérité, de tradition et d'électricité, me séduisait. Jouer des nuits entières les mêmes mesures sur une mauvaise guitare était la passion du moment. Et puis il y avait ce son admirable, pareil à la voix, que l'on obtenait à l'aide du bottleneck. J'avais la passion des instruments, changeant sans cesse les sonorités en passant de la "Mando Guitar" à la "Bijou Guitar" qui elle reproduisait un peu le son du sitar Indien. Déformer les sons à l'aide du "Fuzz Tone", citer les sons folkloriques (le Dulcimer), enrober l'ensemble de couleur différentes à l'aide des marimbas, des clochettes-voila qui me semblait indispensable. Le langage de la musique est universel, et en refuser la richesse, la diversité m'aurait paru stupide. On devait tout prendre, partout, pour faire chanter les notes, créer des climats, dessiner des paysages complexes. C'est tout cela que je voulais mettre dans la musique des Stones, et ma foi nous y sommes parvenus, notamment dans Beggars Banquet ou Their Satanic Majesties Request. Peu à peu, j'ai pourtant senti que ma direction s'éloignait de plus en plus de celle que Mick et Keith voulaient donner au groupe.

Alors je sombrais dans la parano, le besoin d'alcool et substances consommés en quantité trop importantes. Devant le miroir qui me renvoyait mon image, je me sentais seul et malheureux. Et ce visage dévasté chaque jour un peu plus, je savais que paradoxalement il plaisait. J'étais l'incarnation du mort-vivant, la créature venue d'ailleurs qui faisait rêver et frémir alors que je mourrai doucement. J'avais renoncé à la guitare pour jouer plutôt de la flute, du saxophone et du piano, des instruments de percussion. Et dans la logique d'un groupe de rock n roll comme les Stones, mon attitude devenait "gênante". Le groupe voulait un guitariste, et moi j'étais seulement un solitaire qui suivait son propre chemin, insensible aux autres en ayant besoin cependant que mon entourage me rassure en permanence leurs faisant subir les pires infamies en guise de remerciement... Je fus mis sur la touche, cela se fit très naturellement, sans éclats, logiquement. Le 8 juin 69, la presse annonçait que je quittais officiellement les Stones, "à causes de clivages à propos de la direction musicale du groupe". Pour mon futur, j'avais juste déclaré que "je voulais maintenant jouer ma propre musique". Cette coupure avec le groupe de mes débuts (en 62), venant après de nouveaux ennuis pour possession d'herbe, allait me porter le coup de grace. Plus jamais maintenant, je le savais, je n'apparaitrais au centre des photos comme ce fut le cas pour les pochettes d'"Aftermath", "Out of our Heads" ou "December's Children". J'étais à tout jamais l'ex-Stone Brian Jones. Certains avaient écrit que j'étais l'âme des Rolling Stones; je ne sais si c'était vrai, mais en quittant le groupe j'avais du moins je le croyais, définitivement perdu la mienne".

Le ton de celui qui raconte maintenant cette vieille aventure n'est empreint d'aucun dépit, d'aucune jalousie morbide. L'homme qui se voulait un prince se souvient c'est tout. L'air embaume un parfum du soir, la chaleur s'éloigne pour laisser la place à la douceur de la nuit. Derrière nous s'étalent les marches d'un palais arabe, celui que Brian habite. Ses nouveaux compagnons de Jajouka pour qui il est le visiteur venu d'ailleurs et en qui ils voient aussi un frère spirituel lui ont dédié un chant à plusieurs voix sur le second album parvenu jusqu'à nous. Il aurait pu raconter aussi Anita, Marianne, les filles qui font partie de la légende, ce chassé-croisé d'amours, de sexe qui colle à la célébrité. Mais le souvenir saisit plutôt cette première période heureuse des passions bluesy, ce grand remue-ménage de la scène anglaise, ce petit club de Ealing ou se produisait l'incroyable musicien, un autre pionnier du British Blues, Cyril Davies, qui lui aussi devait mourir. Et bien sur, Alexis Korner, sans qui rien ne serait arrivé, Alexis Korner qui le fit se produire dans un petit Club.

Dans le public entassé, il y avait Mick et Keith, qui s'écria en entendant l'ange blond de Cheltenham: "Mais c'est Elmore James , ce mec!".

Je venais de finir "Dust my Broom" et ils sont venus vers moi pour me dire qu'ils étaient branchés sur la même musique. Je savais que c'était le début d'une grande aventure. Ils m'initièrent à Jimmy Reed au Chicago Blues mais surtout à Chuck Berry, en m'affirmant preuves à l'appui qu'il s'agissait bien d'une même grande famille de musiciens".

Je lui rappelle ce que Keith racontait dans une interview à propos de cette première période: il décrivait Brian Jones comme un redoutable homme à femmes, toujours entouré d'une horde d'enfants: "Dieu seul sait combien il en avait. C'est sur qu'il a laissé sa marque; pour ma part j'en connais au moins cinq qui, tous d'ailleurs, lui ressemblent étrangement." Il rit doucement et préfére se rappeler cette époque ou l'un de ses compagnons s'appelait Ian Stewart et ou ils trainaient dans les Clubs de Soho pour y jouer du Boogie Woogie...on était en 62, le temps d'une bohème dure mais enivrante, le temps de la misère, de la rébellion et de l'amour fou du blues et du rock… c'est loin, très loin. Et comme le rappelle Keith Richard, Brian était déjà bizarre et le trio ne fonctionnait pas parfaitement. Ensuite il y eut cette collaboration au niveau de l'écriture entre Mick et Keith, dont Brian se sentait exclu, puis cette lente descente qui conduira à l'étape ultime. Et pourtant le besoin des rencontres, de l'amitié, tout cela a cohabité avec une sourde violence dans l'attitude de ce Dandy Keith le dira: "Il avait le génie pour trouver les gens, les mettre ensemble. C'est lui qui découvrit Nico". Il se liera aussi d'amitié avec Dylan, alors que le reste des Stones ignorait l'importance de Robert Zimmerman.

La scène, la route, l'interminable chemin de croix qui conduit à la gloire, Brian s'en souvient aussi: "J'étais fragile physiquement et moralement, et plus ça allait plus je me sentais fatigué. Pendant trois années, de 63 à 66, nous avons tourné, un non-stop infernal. Et je prenais tout ce que l'on m'offrait, j'essayais tout. Nous étions les Stones, et rien ne nous était refusé. Je n'ai jamais complètement été "out", et même au dernier moment j'ai tenté encore de mettre sur pied un groupe, de répéter, mais qu'importe. Quand Mick est venu me demander si oui ou non je voulais partir sur la route, j'ai répondu: "je ne peux plus". Alors il m'a dit qu'il avait pensé à Mick Taylor, et ils voulaient savoir si l'on devait rendre officiel mon départ... la suite vous la connaissez".

Il a tiré sur la pipe de nacre blanc, regardé la fumée bleue s'évanouir, et doucement il a dit: "Anita et Keith étaient des amis. Ils avaient tout compris. Ils savent que j'ai disparu mystérieusement pour vivre en paix ici à Jajouka, dans ce pays aux milles sons, dans ce village d'artistes, de musiciens purs et simples qui se transmettent de générations en générations le même message sonore. Et peut être qu'un jour avec Jimi et Jim, Janis, Albert Ayler, le grand Otis et quelques autres, nous formerons le plus grand des supergroupes, juste pour prouver que l'on n'oublie pas ceux qui encore maintenant pensent à nous, se souviennent de cette musique que nous voulions chaleureuse, vibrante, universelle, belle".

Alors, il a replié sur ses épaules fines son grand manteau de velours flamboyant. Le grand maitres des cérémonies de Jajouka l'attend sur la place du village, là ou ce soir comme chaque soir il y aura une grande fête, dans ce royaume ou le musicien est roi. Et Brian Jones se sent un citoyen de ce pays, d'ailleurs et de nulle part. Vous qui lirez ces lignes, si vous essayez de partir sur les traces de Brian, sachez qu'il n'est pas nécessaire de prendre des routes poussiéreuse pour atteindre Jajouka. Celui ci est plus qu'un village marocain, c'est un symbole. Au delà des Stones, de la fureur et des flashes, de l'érotisme et de la danse, il y a au détour des musiques ce message essentiel de Brian Jones, un ex-Stone, le grand absent disparu mystérieusement un soir au fond d'un miroir: " La gloire est éphémère, mais la musique est éternelle"

 

 

 

 

 

 

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